EDITIONS SINGULIERES / 2 / ELECTRIC FEEL

 " ELECTRIC FEEL "

SIMON DEPPIERRAZ / TONATIUH AMBROSETTI

L’ambiguïté des liens qu’entretiennent aujourd’hui les deux champs de création importants que sont l’art et le design provient notamment de la proximité de leur mode de production et de diffusion. Mais le bouleversement que l’art a vécu dans la seconde moitié du XXe siècle a, lui aussi, contribué à modifier la perception que l’on avait de lui jusqu’ici et l’a associé dans une certaine mesure à certaines caractéristiques du design. Comme bien souvent dans l’histoire culturelle, on a assisté alors à des renversements de situation.

Les propositions de Tonatiuh Ambrosetti et Simon Deppierraz pour Face A et Face B soulignent la difficulté d’imposer aujourd’hui une classification et une définition trop restrictive à certaines propositions d’objets se situant aux frontières du design et de l’art. Système de production en série ou unicum, mode de diffusion à grande échelle ou de manière plus confidentielle, qualité et confort, les critères qui jusqu’à récemment pouvaient encore définir et distinguer ce qui était design ou art s’avèrent désormais plus complexes et variables.

Se référer à l’industrie discographique pour l’intitulé du projet global prend dès lors toute sa signification. En effet, Face A et Face B n’indique pas un sens hiérarchique. Comme dans l’histoire des 45 tours, on peut distinguer que derrière une appellation technique peut se cacher différents aspects beaucoup plus riches de sens et de potentiels. Ainsi, jusque dans les années 1990, il n’est pas rare qu’un 45 tours propose le single d’un artiste sur une face A et celui d’un autre sur la face B, un split single. Il n’est pas rare non plus qu’une face B ait obtenu un succès bien plus important que la face A comme le titre I Will Survive de Gloria Gaynor qui n’est au final que la face B du titre Substitute. D’autres fois, un titre trop long se retrouvait coupé en deux pour le répartir sur les 2 faces tel Like a Rolling Stone de Bob Dylan. Le modèle du 45 tours permet ainsi une liberté bien plus important qu’il n’y paraît.

Face A et Face B, réciproquement à la galerie Mobilab de Lausanne et à La Villa, à Morges, se propose de jouer avec la dissolution des écarts entre art et design.

Tonatiuh Ambrosetti (1980), photographe de formation, passionné par les défis techniques de son médium, la photographique analogique, la pousse dans ses retranchements. A l’instar de l’idée de Marshall McLuhan, philosophe des médias, selon laquelle « le médium est le message », Ambrosetti affirme le pouvoir de l’analogique comme contenu du message lui-même. Des jeux de trames d’architectes superposées provoquent des effets moirés et des halos colorés purement rétiniens. De notre regard dérèglé émerge dans la platitude de l’« image » l’illusoire perfection du médium. La recours à la planéité est, selon Eric de Chassey, « une manière pour un photographe d’attirer discrètement l’attention sur le caractère fabriqué de son image et de mettre en question sa supposée transparence sans pour autant nier son rapport au réel, en même temps que de refuser les séductions esthétiques et les prestiges de la subjectivité qui la rapprocheraient d’emblée de l’œuvre d’art légitimée par la tradition. »1 En effet, la planéité est ce qui relie, par l’emploi du papier ou de la toile, les pratiques traditionnelles du dessin et de la peinture avec celle plus récente de la photographie, engendrant de manière naturelle des emprunts ou des distinctions vis-à-vis de ces formes plus anciennes. Dans le cas d’Ambrosetti, on se plaît à penser aux recherches des artistes cinétiques Yaacov Agam, Jésus Raphael Soto ou Victor Vasarely.

Ajoutons encore au sujet des propositions d’Ambrosetti que le titre qu’il donne à l’ensemble de ses œuvres présentées dans Face A e t Face B soit Electric Counterpoint, primo, secondo et terzo movimento, fait référence à l’œuvre musicale composée en 1987 par Steve Reich Electric Counterpoint. Trois mouvements composent Electric Counterpoint de Reich tout comme la proposition plastique d’Ambrosetti se décline en trois groupes, attacato. La superposition de trames, les jeux de couleurs et de reflets de miroir contribuent à faire d’Electric Counterpoint, primo, secondo et terzo movimento plus que de simples propositions plastiques et design mais bel et bien des questionnements surles profondeurs phénoménologiques du voir.

De son côté, le travail du plasticien Simon Deppierraz (1984) se nourrit passablement de sa pratique de l’escalade. Mais attention, nulle question d’art paysager mais davantage de « montagne par procuration » comme il aime le dire. Ainsi, cordes, mousquetons évoquent aussi bien l’univers de roche qu’il aime gravir et explorer que les technologies intrinsèques permettant de vaincre la gravité dans des gestes réversibles. Puissance et légèreté sont immanquablement les maîtres mots du travail de Deppierraz.

C’est ce défi permanent contre et avec la gravité qui a généré tout un ensemble d’œuvres sculpturales appartenant à la typologie du mobile. Œuvre en suspension, le mobile permet de jouer tout à tour à faire léviter le lourd comme à simuler du poids dans un élément qui en est dépourvu. Un exercice entropique en quelque sorte que l’on retrouve dans ses espaces « sculptés » à l’aide de cordes tendues comme en écho aux expériences de l’artiste minimal américain Fred Sandback. Ce dernier a littéralement dématérialisé le sculptural dans les années 1960 en ayant uniquement recours à du fil tendu dans l’espace et dont l’agencement engendre volumes et plans virtuels. Mais si Deppierraz entretient quelques affinités avec Sanback, c’est peut- être davantage du côté de l’attitude de Richard Tuttle, autre artiste inclassable, que pourrait venir l’illumination. Tuttle, comme Deppierraz dans ses propositions pour

1Eric de Chassey, Platitudes. Une histoire de la photographie plate, Paris, Gallimard, 2006, p.207

Face A, semble faire peu de cas de la séparation arbitraire et restrictive entre l’art et le design. Deppierraz, comme Tuttle, synthétise les principes de chacun. L’objet créé est mu par le désir de garder une dynamique interne et évite dès lors tout immobilisme définitif, précaire même dans le cas des mobiles-lampes. Deppierraz produit les mêmes gestes de mise en oeuvre et use des mêmes matériaux que pour ses œuvres « artistiques » n’y ajoutant qu’un apport de lumière. Deppierraz développe ainsi de manière inédite ce que d’autres tels Olafur Eliasson, Cerith Wyn Evans ou Fabrice Gygi ont eux aussi expérimenté.

Chez Deppierraz réside également une forte expression poétique des matériaux dont il use. Cette recherche évolue aussi bien dans sa série de dessins et de plaques de plexiglas gravé et peint que dans les tapis de feutre spécialement conçu pour l’occasion qui sont une application de sa recherche en dessin dans un objet d’art appliqué entretenant une proximité matérielle entre le papier des uns et la compression de la laine des autres.

Marco Costantini